Comment financer la généralisation de la semaine de 4 jours tout en accélérant la transition écologique ?
Comment financer la généralisation de la semaine de 4 jours tout en accélérant la transition écologique ?
Rédigé par Patrick Colin de Verdière
Introduction
La condition pour qu’une nouvelle étape de réduction du temps de travail soit créatrice d’emplois est qu’elle se fasse avec une baisse suffisamment importante pour que l’augmentation de productivité ne puisse pas « compenser » la RTT, en particulier si ça se fait en mettant les salariés sous pression.
La difficulté qui apparaît alors est la suivante. Comment peut-on assurer le maintien du revenu, au moins pour les salaires les plus modestes, lors de cette RTT importante ? Dans l’histoire différentes modalités de financement des RTT ont été essayées. Le plus souvent le salaire était maintenu. C’est alors l’entreprise qui seule assure le surcoût de la RTT. Lors du passage de 40 à 39h c’était acceptable. Pour passer de 39 à 35h en 1997, la contrepartie pour la plupart des entreprises a été un peu plus de flexibilité dans l’organisation du travail, et quelques années sans hausse salariale. Cela a contribué à rendre le passage aux 35h moins populaire qu’il aurait pu être.
En 2021 la situation est plus compliquée car la base de départ est diverse. Les 35h ne sont surtout appliquées comme norme de temps plein que dans la fonction publique (sauf éducation nationale). Dans le secteur privé, beaucoup de contrats sont toujours établis sur une base de 39h. Et pour ceux qui sont aux 35h des heures supplémentaires sont souvent fortement encouragées. Et on ne parle pas des secteurs de la restauration où des semaines de 42h sont fréquentes.
La solution qui est mise en avant par les mouvements sociaux qui militent pour une nouvelle et forte étape de RTT est de passer à la semaine de 4 jours. Raisonner en jours plutôt qu’en heures permet de s’affranchir un peu du point de départ, 35 ou 39h, pour permettre à tous les salariés d’avoir une journée de « libre » en plus par semaine. En partant de 35h on aurait une semaine de 28h. Pour les entreprises dont la norme actuelle est de 39h, on irait vers une semaine de 32h en 4 jours.
L’autre avantage de raisonner en semaine de 4 jours est que cette journée supplémentaire libérée de l’obligation d’emploi peut être source d’économie pour le salarié, en plus d’être un vrai bénéfice en matière d’équilibre vie professionnelle / vie privée. Moins de déplacements domicile travail, moins de garde d’enfants pour de jeunes parents, sont autant de pouvoir d’achat préservé. À noter aussi que dans le nouveau contexte du télétravail qui monte, la notion de 4 jours est importante. Le contrôle du temps de travail est plus difficile à réaliser en télétravail qu’en présentiel au bureau. Ce sera plus facile pour le salarié en télétravail de ne pas déborder s’il est bien établi qu’il bénéficie de 3 jours de libre par semaine, jours où il n’est pas sensé être joignable pour son entreprise.
S’il semble donc acquis que le passage à la semaine de 4 jours serait une vraie avancée sociale très adaptée au contexte d’aujourd’hui il reste donc à voir comment cela peut être financé sans que cela pèse sur les entreprises et sans faire perdre de pouvoir d’achat aux salariés modestes.
1. Les modalités du Complément de Revenu Individuel (CRI)
La proposition que nous faisons est de mettre en place un dispositif public d’accompagnement de cette stratégie au moyen d’un CRI (complément de revenu individuel) qui serait versé par l’État pour soutenir le pouvoir d’achat des français qui feraient volontairement le choix de réduire leur temps de travail.
Le CRI serait une somme d’argent versée chaque mois automatiquement par l’État à tout individu dont l’activité professionnelle est exercée à temps partiel (au maximum 80 % soit une semaine de 4 jours) et dont la rémunération horaire est inférieure ou égale à 2,3 SMIC. À noter que pour les entrepreneurs non salariés le critère d’éligibilité est uniquement lié au revenu.
Ce CRI est un outil volontairement conçu et dimensionné pour qu’il soit incitatif à la réduction volontaire du temps de travail pour la grande majorité des actifs de France. Pour les entreprises rien ne change dans la rémunération de leurs salariés. C’est l’État qui seul prend en charge le CRI.
Le montant du CRI peut être adapté pour répondre à des enjeux politiques de revalorisation ou de compensation salariale éventuelle si on considère que cela doit être fait.
Vous trouverez dans le tableau 1 les simulations de revenu et les résultats que cela donne pour différents niveaux de rémunération sur une base de 80 % soit une semaine de 4 jours pour un CRI dont le montant est constant fixé à 350€ par mois, indépendamment de la rémunération.
Tableau 1 : Montants du CRI et du revenu global net pour les salariés à 80 %
Les paramètres du CRI ont été retenus pour répondre aux enjeux recherchés d’un soutien plus important pour les bas revenus lors d’un passage à 80 %, voir d’une revalorisation salariale pour les personnes au SMIC (elle auront 9 % de revenu en plus en travaillant sur 4 jours que leur situation actuelle en 5 jours), d’une opération quasiment neutre pour les salariés jusqu’à 1,6 smic (20 % des salariés français qui perdront moins de 2 % de revenu pour 20 % de temps de travail en moins) et d’une baisse de revenu progressive et modérée pour les rémunérations plus élevées. Et à partir de 2,3 SMIC (seuls 20 % des salariés dépassent actuellement ce seuil) le CRI s’annule. Pour ces personnes à haut revenu le passage volontaire à 80 % s’accompagnera d’une baisse proportionnelle de revenu.
2. Le financement du Complément de revenu individuel
Pour apprécier la faisabilité budgétaire de cette proposition nous avons donc calculé pour chaque catégorie de rémunération, en s’appuyant sur les salaires moyens appliqués dans les différentes branches professionnelles, le montant de CRI qui serait donc à mobiliser par l’État dans l’hypothèse où tous les actifs passent à 80 %, si nous décidions de l’imposer comme nouvelle norme de durée légale du travail au moyen d’une loi cadre. Nous obtenons donc un coût global mensuel de 10,4Mds€, soit, pour une année un coût total de 120Mds€.
Pour trouver un financement pérenne pour cette mesure plusieurs voies doivent être combinées.
La première est la reconversion de mesures actuelles qui servent déjà à compléter le revenu des salariés dont la principale est la prime pour l’emploi, des mesures de soutien aux demandeurs d’emplois dont on espère que le nombre diminue beaucoup avec la généralisation de la semaine de 4 jours, voir des mesures de correction des risques liés à l’emploi comme les maladies et accidents du travail.
En prenant en référence l’année 2018 et en faisant les hypothèses suivantes :
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baisse de 20 % des dépenses de santé liées à une meilleure « qualité » de vie dans la population générale du fait de la réduction des dysfonctionnements liés au trop ou au manque d’emplois,
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suppression de la prime pour l’emploi remplacée par le CRI
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baisse de 20 % des dépenses d’indemnisation du chômage et du RSA liée au retour à l’emploi de nombreux travailleur du fait de la généralisation de la semaine de 4 jours.
On obtient une économie annuelle de 57,8Mds€ sur les dépenses globales de protection sociale qui étaient en 2018 de 742Mds€ (selon https://drees.solidarites-sante.gouv.fr/publications-documents-de-reference/panoramas-de-la-drees/la-protection-sociale-en-france-et-en ). Cela couvre donc à peu près 50 % du budget du CRI.
Il reste donc à trouver 60Mds€ pour pouvoir pérenniser cette mesure. Ces ressources peuvent être apportées par 2 outils fiscaux nouveaux qui ont une forte capacité financière, en même temps qu’une capacité à entraîner la société dans une vraie transition par un fort effet redistributif entre riches et pauvres.
3. Des quotas individuels d’émissions pour quantifier la modération et une fiscalité écologique incitative
Nos 2 problèmes principaux communs à toute l’humanité sont aujourd’hui le problème climatique et la raréfaction des ressources naturelles non renouvelables. Comment, dans ce contexte tendu, encadrer et limiter les émissions des individus et des entreprises tout en respectant la liberté et avec un souci d’équité ? La réponse n’est pas simple. Les tentatives de fiscalité environnementale, dont la plus connue est la taxe carbone, sont pour l’instant très mal perçues par les classes moyennes et modestes. Et pour les plus riches ce n’est qu’un gadget bien peu préoccupant.
Il faut trouver un dispositif fiscal qui soit suffisamment fort pour obliger à la réduction individuelle des émissions, qui engage personnellement chacun de nous, tout en préservant une relative liberté d’organiser sa vie et une certaine qualité de vie. Et ce dispositif doit, autant que faire se peut, impliquer de manière progressive à leur niveau de vie et de consommation les plus aisés comme les plus modestes.
La difficulté d’acceptation de la taxe carbone est qu’elle est difficilement modulable en fonction du pouvoir d’achat des personnes. Du coup elle est identique pour un même produit que l’on soit riche ou non. Elle pèse donc très différemment sur les individus et sans doute bien plus sur les ménages modestes que les ménages aisés.
La mesure qui serait révolutionnaire, et la plus adaptée pour orienter les comportements individuels, serait d’établir des quotas carbone individuels. Le concept de quotas d’émission existe déjà. Il est depuis plusieurs années appliqué aux plus grosses entreprises du secteur de l’énergie ou de l’industrie lourde. Sa limite est qu’il est associé à un marché du carbone qui permet à ces entreprises d’acheter des droits à polluer en cas de dépassement de leur quota. Et le coût de la tonne de carbone est en général insuffisant pour que l’incitation à la réduction soit efficace.
Ceci dit, proposer des quotas individuels peut faire peur. En matière de liberté individuelle, on a sans doute vu mieux. Spontanément on se dit que ça fait clairement coercition et contrôle généralisé de la population. Et, au cas où un consensus se dégage sur ce principe, encore faut-il trouver une modalité simple de suivi et de contrôle de ces quotas individuels.
Et en fait c’est là qu’on peut dégager une relative bonne nouvelle. Il serait sans doute assez simple d’élaborer un système de quotas individuels qui soit facile à gérer, à contrôler et qui puisse être très incitatif, tout en préservant une vraie liberté de choix de vie pour les individus. Dans un pays très administré comme la France tout du moins. Pour d’autres pays ce sera sans doute plus compliqué.
Pour que ces quotas individuels ne se transforment pas en usine à gaz administrative et fiscale, il faut se concentrer, au moins dans un premier temps, sur les gros postes d’émissions de GES qui sont facilement mesurables et contrôlables. Et d’une manière qui ne soit pas trop intrusive dans la vie des gens.
La proposition qui pourrait être faite est de commencer en ne prenant en compte que les 3 gros postes de consommations d’énergie qui doivent représenter la grande majorité des émissions des ménages, et qui sont aussi faciles à mesurer et à contrôler.
Il s’agit donc des déplacements en voiture personnelle, en avion ainsi que les consommations d’énergie fossile (gaz ou pétrole principalement) et d’électricité du ménage. L’idée générale serait que chaque ménage déclare une fois par an son relevé de compteur kilométrique, ses consommations d’énergie et ses voyages en avions. Ces 2 derniers postes pouvant d’ailleurs être évalués en termes de contenu carbone par les fournisseurs d’énergie ou les compagnies aériennes. Le contrôle des km parcourus en voiture doit pouvoir être vérifié par l’administration de manière plus ou moins automatique en le croisant avec les relevés des compteurs effectués lors des contrôles techniques des véhicules.
On ignore donc dans une première étape (mais peut-être n’aura t’on jamais besoin d’aller plus loin) les 2 autres postes d’émissions des ménages qui sont la consommation alimentaire, de la viande notamment, et de ce que l’on appelle l’énergie grise des biens immobiliers et mobiliers de taille significative. Ces 2 postes sont soit très inférieurs aux 3 premiers cités, soit très difficiles à évaluer et à contrôler, au moins pour l’alimentation.
Nous mettons aussi de côté dans un premier temps les déplacements en transports en commun hors avion. Ils sont aussi difficiles à évaluer car les valeurs d’émissions unitaires sont différentes selon le véhicule utilisé et son taux de remplissage qui ne peut être connu, ni maîtrisé par l’usager. Mais surtout ne pas les prendre en compte est un signal fort, et une grande latitude est donnée à chaque personne de se déplacer sans limite de quota, si tant est qu’elle utilise des alternatives à sa voiture individuelle et à l’avion.
Dans ces conditions, on voit donc que l’évaluation des émissions individuelles ou à l’échelle des ménages est relativement simple, et très peu intrusive. On ne parle que de distances globales parcourues ce qui ne donne que peu d’informations sur le mode de vie des gens. L’étape suivante consiste à établir l’échelle de références des niveaux d’émissions que l’on accorde à chaque personne et au-dessus duquel une taxation progressive des émissions sera appliquée. A titre d’exemple il est dit que pour respecter les accords de Paris chaque français ne doit pas émettre plus que l’équivalent de 4,6T d’équivalent CO²/an (50 % des émissions de 1990). On pourrait donc décider que 4,6T sont autorisées par citoyen français en franchise de taxe puis qu’à partir de ce seuil on augmente progressivement le niveau de taxe. Quitte à arriver à des niveaux de taxe tellement élevés, qu’ils pourraient être un frein à la surconsommation y compris pour les plus riches, ou au moins remplir les caisses publiques si même cela ne les arrête pas. A titre d’exemple un aller retour en avion Paris New York, soit environ 12000km, représente des émissions individuelles de 1,2T par passager, selon les références moyennes de la base Carbone de l’Ademe. Donc 4 voyages remplissent le quota annuel d’une personne. Mais l’immense majorité des gens ne prennent jamais l’avion. Ceux qui le prennent assez souvent contribueront beaucoup aux recettes de cette nouvelle fiscalité écologique individuelle.
Nous aurions ainsi un outil fiscal plutôt simple à gérer, fortement incitatif à la modération, qui permette une vie décente et assez libre tant qu’elle reste dans des niveaux compatibles avec la transition écologique. Et la contrainte est la même pour chacun, l’argent permettant toujours de s’acheter des excès, mais avec un coût que nous pourrions rendre prohibitif si nous le souhaitons collectivement et l’édifions démocratiquement.
Ces quotas appliqués aux ménages pourraient être accompagnés d’un même principe pour les entreprises. Il faudrait juste définir branche par branche les modalités d’évaluation des émissions et les échelles de référence, ainsi que les taux de taxation progressifs. Il n’y a là rien d’impossible, ni même de difficile.
Et enfin ces outils de taxation écologique pourraient être associés à une TVA modulée selon des critères environnementaux, et éventuellement sociaux à définir. Peu, voir pas de TVA, sur des biens de première nécessité produits selon des procédés écologiques. Une TVA maximale, dans la limite de ce qu’impose l’UE, pour des produits de superflu, ou écologiquement très peu satisfaisant.
4. Une fiscalité du patrimoine pour décourager l’accumulation stérile
Le 2eme outil fiscal innovant, qui n’a jamais été appliqué en tant que tel et à grande échelle dans notre pays, est la taxe sur l’actif net des ménages. L’ISF, maintenant remplacé par l’IFI en sont des ébauches mais bien limitées et imparfaites. Et pourtant le patrimoine est la plus grande cause d’inégalités dans notre pays, comme dans tous les pays similaires. De nombreux économistes ne cessent de mettre en avant l’urgence d’établir une taxation réellement progressive, et forte pour les plus riches, sur le patrimoine afin de réduire les inégalités.
Le principe de la TAN est d’appeler chaque année un impôt calculé avec un très faible taux qui s’applique à la valeur nette d’un actif important, c’est à dire la valeur dont on déduit l’éventuel capital à rembourser d’un crédit sur ce bien, La TAN aurait vocation à s’appliquer sur l’ensemble du patrimoine des individus : immobilier, mobilier important, avoirs financiers et œuvres d’art.
Cette TAN présente 2 avantages. Elle s’applique sur un patrimoine qui en France est très important et assez peu soumis à variation. Il est estimé selon l’INSEE à 13000Mds € soit 6 fois le PIB. Un faible taux, par exemple de 1 %, peut donc rapporter chaque année 130Mds€ ce qui est presque le double de la recette de l’impôt sur le revenu.
Ce patrimoine est par ailleurs très mal réparti dans la population. Une partie significative de la population ne possède rien. Et les plus riches détiennent l’immense majorité des actifs. C’est un problème en matière d’inégalités. C’est un avantage quand il s’agit de la fiscaliser. Les recettes de la TAN seront essentiellement apportées par les contributions des plus riches, d’autant plus qu’on appliquera des taux progressifs. C’est donc un impôt très redistributif.
Enfin cet impôt est incitatif à la valorisation des actifs. C’est important notamment en matière d’immobilier. Ce secteur est un problème dans notre pays. La pression sur les logements est importante ce qui pousse les prix d’achat ou des loyers à la hausse. Il semble donc qu’on manque de logements pour subvenir à la demande. Mais en même temps il existe de nombreux logements mal ou pas valorisés, qui sont sortis du marché pour différentes raisons. À partir du moment où un propriétaire sait que son actif va être taxé, il aura intérêt à le vendre ou à le valoriser.
Conclusion
Devant les enjeux sociaux et écologiques de notre pays il semble urgent de marquer une vraie rupture par rapport à notre société de surconsommation. La réduction du temps de travail serait un marqueur fort de cet engagement vers de la modération, en même temps que de permettre de réinsérer de nombreux demandeurs d’emploi actuels. On peut imaginer un moyen incitatif simple pour généraliser rapidement la semaine de 4 jours comme standard en proposant un complément de revenu individuel payé par l’état, sur un mode proche de la prime pour l’emploi actuel. La grosse différence serait que ce CRI ne serait versé qu’aux personnes qui limitent volontairement leur temps d’emploi à 80 % au plus.
Cette mesure pourrait être financée par une réaffectation de certaines mesures de protection sociale qui seraient moins utilisées et une nouvelle fiscalité qui pourrait être très écologique et redistributive.
Cette mesure doit pouvoir fonctionner de manière quasiment automatique, simple à mettre en place pour pour les employeurs et pour l’État, et sans démarche pour les particuliers.
Quand la crise sanitaire sera derrière nous, et que les activités économiques pourront reprendre « normalement », nous regarderons alors s’il est souhaitable et nécessaire de revenir au monde d’avant avec des actifs surchargés, stressés et sous pression, pendant que beaucoup d’autres sont laissés pour compte. Ou voir si notre société fonctionne bien avec une répartition plus équitable des temps d’emplois et de vie privée, et des modes de vie plus écologiques.
Patrick Colin de Verdière
Rédigé le 28 octobre 2021