Le partage du temps de travail, clef de voûte pour fonder une gauche sociale et écologique
Le partage du temps de travail, clef de voûte pour fonder une gauche sociale et écologique
Rédigé par Guy Démarest, Docteur en Sciences Economiques
Alors que certains persistent à attaquer le modèle français de temps de travail (durée hebdomadaire, durée et fréquence des temps partiels, âge de la retraite, productivité horaire parmi les plus élevées du monde, …), la question du temps de travail revient dans l’actualité. Parce que le travail s’est énorménent intensifié depuis plusieurs décennies ; parce que le temps dont nous disposons est une clef pour rendre nos modes de vie plus durables ; et enfin parce qu’il faut enrayer le chômage et la précarité devenus endémiques, faute de quoi la transition écologique n’aura pas lieu, car toute une fraction de la population ne pourra simplement pas s’y engager, faute d’une sécurité de vie matérielle et morale suffisante.
La gauche est à un plus bas historique, en France comme dans la plupart des pays développés et émergents. Cela ne doit rien au hasard mais beaucoup au fait qu’elle ne propose plus un projet de société cohérent ni un horizon de progrès social désirable, mais juste quelques digues au néolibéralisme, destinées à sauter les unes après les autres. Concepts jetables, le « social-libéralisme » ou « la gauche de gouvernement » désignent seulement les socialistes en conversion aux dogmes néolibéraux. Gaël Giraud préfère parler de post-libéralisme parce que, face à ses échecs (chômage et précarité endémiques, inégalités croissantes, incapacité à concevoir la transition écologique), cette idéologie renie certains principes du libéralisme économique, notamment en favorisant les monopoles privés qui ne procurent aucune des vertus de la concurrence, et dérive vers l’autoritarisme politique. Les seuls intérêts que le libéralisme nouvelle formule sert sont ceux des firmes multinationales, des banques, de la finance et de leurs actionnaires. Bref, les intérêts des gagnants du système en place, qui combattront jusqu’au bout toute réforme sociale et écologique et nous conduisent ainsi dans l’impasse. Car les deux sont liés : « une gestion de la bifurcation [écologique] qui négligerait le paramètre de l’emploi serait vouée à l’échec. (…) La dérive inégalitaire est un verrou majeur de la transition. » (Pierre Veltz, auteur de L’économie désirable, dans L’économie politique n°91, août 2021)
Aussi, les électeurs des classes populaires et d’une partie des classes moyennes, dont les conditions de vie, de travail et d’emploi se dégradent en continu depuis bientôt 40 ans, ont déserté la gauche et désertent aujourd’hui les urnes. À quoi bon choisir entre l’extrême droite et ceux qui lui ouvrent la route ?
La gauche a abandonné les classes populaires, elles le lui ont bien rendu
Depuis 1983, la « gauche de gouvernement » a trop souvent trahi ses promesses sociales lorsqu’elle a exercé le pouvoir, en adoptant des politiques d’austérité salariale, en privatisant davantage que la droite, en fragilisant le droit du travail et en souscrivant au mythe de mondialisation heureuse, sans rechercher d’alternatives.
Surtout, la gauche a arrêté de penser le monde. Elle s’est laissée submerger par la vague néolibérale sans mettre à jour son logiciel intellectuel. Elle a ainsi trahi sa mission historique qui est de porter des projets de progrès social, en refusant de regarder en face les mutations du monde qui appellent des réponses nouvelles : mondialisation libérale, fiscalité érodée, services publics, dégradés, inégalités croissantes, travail et emploi précarisés, croissance atone, lien social affaibli, Union européenne et zone euro ordolibérales, urgence écologique négligée, démocratie de moins en moins effective. Trop souvent, la gauche s’est contentée de combats d’arrière-garde, laissant le mouvement social seul face à la droite et à l’extrême droite sans porter ses revendications. Et ses bataillons les plus fidèles ont déserté ce gauchisme sans avenir.
Deux illustrations parmi d’autres : le PS (hormis Arnaud Montebourg et quelques autres « frondeurs ») a ignoré superbement les propositions de Thomas Piketty dès ses premières publications sur la nécessaire réforme de l’impôt. De même, François Hollande n’a jamais rencontré Pierre Larrouturou, qui a fait partie du bureau national du PS durant 7 ans, pour simplement entendre ses analyses sur la réduction du temps de travail. Et cetera, ad nauseam.
Les premiers casseurs sont les briseurs d’espoir
En politique aussi la nature a horreur du vide, et d’autres tiennent aujourd’hui les discours que la gauche devrait tenir. Ils récupèrent le désarroi et la colère et font des promesses sociales : ils dénoncent les ravages de la mondialisation libérale, la logique de la « construction » européenne qui met en réalité les systèmes sociaux en concurrence au lieu de protéger les citoyens. Ils vont jusqu’à critiquer à l’occasion les rémunérations stratosphériques des profiteurs de ce système furieux. Ils captent le vote populaire, alors même que leurs discours sociaux ne sont qu’une façade éphémère, parce qu’ils ne sont pas à gauche, ils sont à droite ou à l’extrême droite.
Baisser les salaires ou réduire le temps de travail, il faudra choisir
Sur le chemin de la reconstruction d’une gauche sociale et écologique, le partage du temps de travail est une question incontournable. Ce marqueur historique de la gauche vaut pour aujourd’hui parce que le « en même temps » n’est ici pas tenable. Parce qu’il n’est pas envisageable de créer les millions d’emplois décents dont notre société a besoin sans partager autrement les revenus au sein de la nation. Il est impossible de financer la création de millions d’emplois en maintenant les salaires dans le privé et dans les fonctions publiques et de continuer en même temps à comprimer les salaires, la protection sociale (hôpital, santé, retraites, …) et le budget de l’État (armée, éducation, justice, …). Le partage du temps de travail (PTT) est un marqueur clivant qui permet d’identifier clairement qui est du côté du progrès social et qui est prêt à le faire reculer.
Car il répond à trois attentes sociales grandissantes et légitimes : améliorer notre qualité de vie, permettre la transition écologique et sortir enfin du chômage de masse, de la précarité et du chantage à l’emploi. Si elle veut renaître et accéder au pouvoir demain, la gauche doit répondre à ces attentes, et le PTT en est un levier essentiel pour ces trois objectifs majeurs.
Nous avons besoin de temps pour vivre
Nous avons d’abord besoin de temps pour vivre, et pour vivre mieux. Pour l’amitié, l’amour, la fraternité, le savoir, l’éducation, la culture, la religion, la politique, le sport, la détente, les associations, les collègues, la vie sociale. Il ne s’agit pas là du désir d’un enfant-roi de la société de consommation, avant tout jouisseur et rétif à tout effort. Non, c’est simplement le sens de l’histoire.
Historiquement, le temps de travail a longtemps stagné. « Un fermier anglais, en l’an 1300, travaillait environ 1500 heures par an pour gagner sa vie » (Rutger Bregman, Utopies réalistes, 2017). Puis l’industrialisation a fait exploser les durées travaillées jusqu’à presque 3 000 heures par an (Angus Maddison, L’économie mondiale 1820-1992, 1995). Puis les combats ont ramené les temps de travail à ce qu’ils sont aujourd’hui, 1 505 heures en France, 1 386 h en Allemagne et 1 668 h au Royaume-Uni en 2019 en moyenne selon l’OCDE pour les personnes en emploi (https://data.oecd.org/). Cette baisse n’a jamais été concédée sans que les salariés ou leurs défenseurs se battent pour l’obtenir, du milieu du XIXe siècle jusqu’à aujourd’hui.
Et cela n’a pas « tué l’économie », car l’industrie a réalisé de gains de productivité colossaux. Augmenter la productivité, cela consiste à produire plus avec moins, et notamment avec moins de travail humain. De 1820 à 2003, la population mondiale a ainsi été multipliée par 6 mais le PIB mondial par 60, car la productivité du travail a été décuplée : chaque habitant a produit en moyenne 10 fois plus de richesses (Angus Maddison, Contours of the world economy, 1-2030 AD, 2007). De sorte que les entreprises ont pu tout à la fois payer plus de salaires et réduire la durée du travail et acquitter plus d’impôts et réaliser plus de profits, se développer et s’enrichir.
La hausse des salaires et la réduction de la durée du travail constituent la rémunération légitime des travailleurs. C’est la juste contrepartie au travail fourni car celui-ci est devenu de plus en plus intense, c’est aussi comme ça que la productivité s’est élevée.
La réduction du temps de travail n’a donc rien à voir avec la prétendue paresse de salariés-cigales inconséquents face à des entrepreneurs-fourmis affairés et responsables, « premiers de cordée ». En mai 2021, l’OMS a d’ailleurs publié une étude qui conclut que « le fait de travailler 55 heures ou plus par semaine est associé à une hausse estimée de 35 % du risque d’accident vasculaire cérébral (AVC) et de 17 % du risque de mourir d’une cardiopathie ischémique par rapport à des horaires de 35 à 40 heures de travail par semaine. (…) En résumé, affirme l’OMS, « cela en fait le premier facteur de risque de maladie professionnelle » ». (Le Monde, 17 mai 2021)
Depuis la révolution industrielle, c’est donc simplement le sens de l’histoire que les travailleurs gagnent plus et travaillent moins. Cela porte le nom de progrès social. Un progrès dont il a fallu conquérir chaque parcelle et que le post-libéralisme combat aujourd’hui pour élever sans fin la rentabilité du capital. À l’heure où les burn out se multiplient et où la déglingue du climat est enclenchée, il est urgent de chercher les nouveaux chemins vers le progrès social.
Last but not least, le partage du temps de travail est un puissant levier pour faire avancer l’égalité entre hommes et femmes, lesquelles cumulent les temps partiels subis et encore les trois quarts des tâches domestiques (La France pourrait se donner pour objectif de faire converger la durée des emplois des hommes et des femmes autour de 32 heures, Dominique Méda, Le Monde, 23 octobre 2021). En Allemagne, « les pères sont par exemple incités à prendre deux mois de congé parental, sous peine de les perdre. Mais si les deux parents prennent au moins deux mois chacun, le congé passe à quatorze mois, contre douze normalement. » (Sandrine Foulon, Réduire le temps de travail ? Oui, mais comment ? Alternatives économiques, 05/05/2016). Voilà des éléments désirables de progrès social. Le temps de vivre …ça compte ! Qui pourrait se passer aujourd’hui de week-end ou de congés annuels ?
Nous avons besoin de « temps pour »
Ensuite, nous avons besoin de temps pour convertir nos modes de vie, de consommation et de production à la transition écologique et énergétique : pour cultiver un jardin ou faire des travaux d’isolation de son logement ; pour cuisiner au lieu d’acheter des plats préparés saturés de sels, sucres et adjuvants ; pour se déplacer en transport en commun ou à vélo, moins rapides que la voiture individuelle sauf au centre des métropoles équipées en transports collectifs rapides et fréquents. Bref, pour polluer moins individuellement et collectivement.
Pour réfléchir, s’informer et débattre, pour se construire une opinion fondée sur les grands enjeux sociétaux, sociaux, économiques et politiques. Pour agir, pour s’engager, pour militer.
Pour faire entrer la démocratie dans l’entreprise, comme l’illustrent les coopératives ou les entreprises « libérées » : l’écoute et la concertation exigent de prendre du temps, d’abord, pour en gagner, ensuite.
Bien sûr, rien de cela ne prendra de l’ampleur sans éducation à la coopération sociale, sans éducation à l’impact écologique et social de nos choix de consommation, sans un programme national de développement de l’intelligence collective, sans des campagnes de sensibilisation, sans des coups de pouce et des incitations. Sans oublier des contraintes et des sanctions pour les indécrottables des modes de vie les plus polluants, qui sont aussi les plus riches financièrement et/ou les plus individualistes au sens négatif du terme. L’usage du temps libéré est une question majeure, qu’il ne faut pas abandonner aux marchands du temps de cerveau disponible. Voilà un autre chantier d’intérêt collectif à ouvrir.
Nous avons besoin de sortir du chômage de masse et de la précarisation
Enfin, pour que la transition écologique ait lieu, une condition préalable doit être remplie. Il faut s’attaquer enfin sérieusement au chômage de masse et à la précarité devenus endémiques et qui paralysent très efficacement toute velléité de transition dans les faits. Parce que toute une partie de la société est prise dans une trappe à survie, accaparée par l’urgence du quotidien, hors de portée des discours sur la transition et dans l’incapacité de modifier son mode de vie pour y participer. Quand on ne sait pas comment payer la vidange du vieux diesel hors d’âge qui permet d’aller travailler sans passer 4 heures par jour dans des transports en commun insuffisants, le discours sur les particules fines et les voitures électriques glissent.
Or, sur l’emploi, les politiques néolibérales ont échoué. Réduire le chômage en baissant les salaires ou le coût du travail (en érodant la protection sociale) ? Depuis 40 ans que ces politiques se sont généralisées, elles n’ont réduit le taux de chômage officiel qu’en générant des formes dégradées et plus précaires d’emploi, qui ont vidé les statistiques de leur sens : le taux de chômage élargi au sous-emploi (temps partiel subi) et aux chômeurs découragés ou indisponibles (stages, maladie de longue durée, …) est le double du taux officiel. « Aux États-Unis, en janvier 2018, le taux de chômage officiel U3, basé sur la définition du BIT [bureau international du travail], est de 4,7 %. Mais le taux U6, qui inclut les personnes en sous-emploi, est de 8,2 %, et un taux complet, intégrant les personnes temporairement indisponibles et les personnes découragées ayant basculé dans l’inactivité est calculé par le site Shadowstats : il culmine à 21,8 % de la population active en mars 2018 ». (La déflation compétitive, Guy Démarest, 2020)
Créer des emplois en relançant la croissance ? C’est là aussi un échec. Les néolibéraux prétendent relancer la croissance en usant des mêmes recettes qui l’étouffent depuis 40 ans, en privilégiant outrancièrement l’offre (les entreprises) et en méprisant la demande. C’est-à-dire en gonflant les profits des firmes, sacralisées, et en affirmant qu’elles en feront systématiquement le bon usage pour la collectivité : investir, embaucher, financer des recherches. C’est un échec navrant. La valeur créée va d’abord aux actionnaires et aux grands dirigeants, en attestent leurs rémunérations indécentes, les records des indices boursiers …et l’insuffisance de l’investissement, des dépenses de recherche, donc de la croissance, et in fine des salaires et de l’emploi. Avec en prime une montée des dettes privées et publiques : quand les salaires sont insuffisants pour soutenir la consommation, les ménages s’endettent et l’État fait de même pour soutenir l’activité – et pour sauver le système en cas de crise bancaire (2008) ou du covid (2019). Tout cela en vain : la croissance reste anémiée et l’emploi insuffisant en quantité et en qualité, créant un malaise social et une crise politique profonds.
Les « emplois verts » eux-mêmes ne suffiront pas. Les scénarios les plus élaborés évoquent au maximum 1 million d’emplois à créer dans les activités « vertes », notamment agricoles. Des travaux durs, certes, mais intéressants et créatifs (ex : NégaWatt, ou Hélène Tordjman, La croissance verte contre la nature, La Découverte, 2021). Le candidat écologiste Éric Piolle avance 1,5 million, …dont il faudra défalquer, cependant, les emplois des activités excessivement polluantes, à supprimer.
Créer massivement des emplois suppose de partager autrement le temps de travail, comme Roosevelt l’a fait en 1933 (President’s Reemployment Agreement), le Front populaire en 1936, le gouvernement Jospin en 2000. Mais pour que cela fonctionne, plusieurs règles sont à respecter (La déflation compétitive, Guy Démarest, 2020, chapitre 5).
Il faut premièrement instaurer une réduction de forte ampleur de la durée légale du travail, qui sert de base pour la durée effective du travail. Une réduction par étapes successives de faible ampleur est inefficace sur l’emploi parce que les entreprises s’adaptent et intensifient le travail au fur et à mesure pour ne pas avoir à embaucher. La « règle de trois » du partage du travail n’existe que si la réduction de la durée légale et effective est des forte ampleur Cela a été le cas pour les 300 entreprises qui ont mis en œuvre le volet -15 % de la loi de Robien (39h à 33h, 1996) : elles ont créé 15 % d’emplois nouveaux. A contrario, les 39 heures (et la cinquième semaine de congés payés, soit une réduction du temps de travail de 2,5 %) en 1982 n’ont créé quasiment aucun emploi. Quant à la loi définitive des 35 h (dite « Aubry 2 », 2000) en a créé trop peu faute d’exiger des contreparties en emplois. Elle a provoqué par contre du ressentiment chez certains salariés, lorsque trop d’efforts ont été exigés d’eux et trop peu des entreprises : lorsque les directions ont intensifié le travail, rogné les pauses puisque cette loi le leur permettait, exigé un gel des salaires sur 2 ou 3 ans et annualisé le temps de travail (Ressentiment tenace contre les lois Aubry, Le Monde Diplomatique, juin 2021). Les 35h, avortées dès 2002 par les « allègements Fillon » qui ont accordé les baisses de cotisations sociales à toutes les entreprises sans contrepartie, ont tout de même créé 350 000 emplois selon les études de l’INSEE, de la Banque de France et de l’OFCE (chiffre repris par le rapport « placardisé » de l’IGAS de 2016). Elles ont été « la politique la plus efficace et la moins coûteuse qui ait été conduite depuis les années 1970 » pour créer des emplois (Barbara Romagnan).
Il faut deuxièmement organiser un financement efficace et pérenne. Sans cela, les faillites se multiplient ou les entreprises se rattrapent en augmentant les prix, comme ce fut le cas avec les 40 heures en 1936 – un échec sur l’emploi pour cette raison. Rien de cela avec les 35h : le nombre de faillites a reculé en France jusqu’en 2002 (site Banque de France). Mais pour trouver les milliards nécessaires (sans doute 40 ou 60, l’équivalent du Pacte de responsabilité et du CICE …dont le bilan sur l’emploi est indigent, sinon nul), il faut sortir du laxisme et de la confiance aveugle envers les entreprises et s’attaquer à la répartition des richesses : le partage salaires-profits s’est déformé depuis 40 ans, et ce sont plus de 5 points de PIB qui sont passés de la poche des salariés à celle des entreprises, sans entamer le chômage de masse. Bien sûr, tout cela sera facilité par un mouvement international. D’autres nations sont prêtes à suivre le mouvement, mais même sans cela, le précédent des 35h montre que des marges de manœuvre nationales existent. Diverses formules peuvent être imaginées, comme le CRI (voir contribution de Patrick Colin de Verdière).
Quand des dirigeants osent mettre en œuvre, ou même esquisser, des politiques sociales, le soutien populaire est massif. En attestent la réélection triomphale de Roosevelt en 1935 ou le récent sursaut démocratique provoqué par Bernie Sanders et Elizabeth Warren aux États-Unis, qui ont permis l’élection de Joe Biden. A contrario, l’histoire européenne nous a montré comment les grands industriels et capitalistes n’ont pas hésité à choisir le camp de la répression du mouvement social pour maintenir leurs profits en 1933 (L’ordre du jour, Éric Vuillard, 2017). En France, l’extrême droite pourrait remporter la présidentielle de 2022, pour on ne sait quelle aventure et quelles dérives. Quand les flammes approchent de la maison démocratique, il ne faut pas regarder ailleurs, il faut oser s’engager.
Le vote populaire ne soutiendra pas une gauche incapable d’élaborer des perspectives de progrès social
C’est ce qu’a fait le groupe « Produire et travailler » de la Convention citoyenne sur le climat, qui a proposé le passage à la semaine de 28h. Cela représente une réduction de 20 % par rapport aux 35h, soit le passage de 1500 à 1200 heures annuelles par salarié. Les créations pourront atteindre 2 voire 3 millions d’emplois à temps plein. Le nombre de variables à prendre en compte interdit d’être plus précis mais on mesure la hauteur de l’ambition : éradiquer le chômage de masse, approcher du plein-emploi, rendre enfin effectif le droit au travail inscrit dans le préambule de la Constitution française de 1946, qui ouvre celle de 1958. Sortir de la peur du chômage et du chantage à l’emploi, échapper à l’obsession de la croissance à tout prix : voilà un horizon socialement désirable.
Une troisième condition est bien sûr qu’une telle mesure s’accompagne d’un effort national de formation initiale et professionnelle, pour permettre les reconversions nécessaires et qualifier les candidats à l’embauche. Sans que cela soit vu comme un Everest infranchissable : les Trente glorieuses ont été accomplies par une main d’œuvre peu qualifiée, la formation continue étant prise en charge par les entreprises elles-mêmes, au lieu de tout attendre du service public de formation. D’autant que les emplois à pourvoir n’exigeront pas tous des formations longues.
Une quatrième condition est que les modalités d’organisation concrète soient négociées et définies à hauteur d’entreprise, car les rythmes d’activité sont propres à chacune ou à chaque branche. Ce rejet d’une norme unique est une demande légitime du patronat, qui connaît le fonctionnement des entreprises. Il ignore par contre quelle durée du travail permet d’égaliser le volume de travail annuel de la nation (43 milliards d’heures travaillées en France en 2019, avant le covid) et le besoin en emplois de la population active. Demi-journées libérées, semaines de 4 jours, rotation sur les postes, jours de congés annuels, congés parentaux rallongés ou pour charge de famille, années ou mois sabbatiques, compte épargne-temps, départ progressif en retraite, etc, ce ne sont pas les modalités imaginables et désirables qui manquent. Et pourquoi pas penser un nouvau contrat social où chacun devrait à la collectivité nationale un certain nombre d’heures de travail dans sa vie (à moduler selon la pénibilité) ?
Reprendre le combat culturel
La bataille a aussi (d’abord?) lieu dans les têtes. La gauche politique et les syndicats de salariés doivent reprendre le flambeau du partage du temps de travail, qu’ils ont si souvent porté dans l’histoire.
Et ils peuvent le faire sans complexe : les salariés et les entreprises ont adopté les 35 heures, malgré leurs limites, au point qu’aucun gouvernement de droite n’a pu à ce jour revenir à 39 heures. Les enquêtes de la DARES ont montré que la majorité des salariés y ont gagné (D. Méda et P. Larrouturou, Einstein avait raison, il faut réduire le temps de travail, 2016). Le 35h-bashing a été un jeu de massacre : le Medef et la droite ont critiqué la mesure sans qu’aucune défense sérieuse ne leur ait été opposée. Aujourd’hui, des entreprises (Microsoft Japon), des syndicats (la CGT, IG Metall) et des pays (Espagne, Islande) défendent ou expérimentent la semaine de 4 jours. Il faut rejoindre ce mouvement en en faisant un pari gagnant pour l’emploi et pour la transition.
Le partage du temps de travail est au croisement de plusieurs espoirs, qu’une gauche sociale et écologique renouvelée doit assumer et porter si elle veut avoir une chance d’accéder de nouveau aux responsabilités. Il remet le progrès technique dans le sens de l’histoire en libérant notre temps, temps de vie et temps pour convertir nos modes de vie. Il permet de s’extraire enfin du piège du chômage de masse, qui tétanise les gouvernants, gangrène les sociétés et paralyse la transition écologique. Le partage du temps de travail ouvre la voie à un avenir plus désirable.
Guy Démarest, Docteur en Sciences Economiques
Rédigé le 28 Octobre 2021
Guy Démarest, La déflation compétitive, Classiques Garnier, août 2020