Partage du temps de travail & Santé, bien-être au travail


A quelles conditions le « Partage du Temps de Travail pour Tous » serait-il un facteur de bien-être et de santé pour les travailleurs ?

Rédigé par Catherine Arnaud

Si divers articles de presse témoignent d’expériences de la réduction du travail en valorisant la part plus grande du temps consacrée aux loisirs et à la vie de famille, peu d’entre eux décrivent les conditions dans lesquelles s’est réorganisé le travail réel dans l’entreprise.

Dans ces exemples, le travail est-il resté le même, réalisé en moins de temps ? A-t-il été l’objet d’une réorganisation qui a pris en compte une juste répartition des tâches du point de vue des compétences à la suite des emplois créés ? Quels types d’emplois et quelles qualifications ont été concernées ? Comment les travailleurs, eux-mêmes, ont-ils participé à la reconstruction de l’organisation ? Quels en ont été les effets du point de vue de la transition écologique ? Alors, à quelles conditions la réorganisation du travail peut-elle apporter bien être et santé ?

En premier lieu, rappelons que le travail, trop souvent confondu avec l’emploi, est une norme sociale positive, essentielle à la réalisation de soi: travailler, c’est être inséré socialement, reconnu pour son expérience, ses compétences,  la maitrise de savoirs, l’appartenance à tel ou tel corps social et professionnel. Le travail, c’est acquérir les moyens de l’émancipation sociale, et aussi familiale pour les jeunes. Traditionnellement des valeurs fortes comme le courage, la responsabilité sont attachées au travail. Mais ceux qui ne « travaillent pas » comme les chômeurs en RSA [1], par exemple, ceux aussi qui occupent des emplois précaires sans utilité sociale évidente ou qui sont, par exemple, employés dans des activités d’insertion comme les activités de maraichage, sont stigmatisés, en tant qu’assistés sociaux, responsables de leur « in-employabilité » [2]. Ainsi, quelle image sociale renverra celui qui passe moins de temps au travail salarié et bénéficie de plus de temps de loisir dans le cadre de la réduction de temps de travail? 

Qu’appelle-t-on travail ? M.A. Dujarier [3] nous rappelle que ce mot a dix siècles d’existence dans notre langue française. « Il désigne d’abord, et avec constance, la peine ou l’effort (physique, psychique, moral.) déployé pour faire quelque chose. Par métonymie, il a ensuite nommé le fruit de cette activité et le jugement que l’on porte sur lui (« un beau travail ») et sera associé à partir de l’époque moderne à l’idée d’utilité, puis progressivement associé à celle de gagne-pain, plus récemment à l’emploi et de manière plus spécifique à celle de salariat. Le mot comporte donc trois principales significations : activité, production utile et emploi. » C’est donc  sur l’articulation de ces trois significations que repose le sens du travail. Elles contribuent à la « qualité » du travail. Comment se conjuguent-elles dans les nouvelles organisations ?

Depuis plusieurs années, on assiste à une importante mutation du travail, générée par la généralisation de l’usage des outils numériques et accélérée par la pandémie : le développement du télétravail qui gomme la séparation entre vie privée et vie professionnelle, des chaines logistiques générées par la délocalisation des industries. Ces mutations se caractérisent par l’hyper-connexion, l’intensification du travail dans des conditions souvent dégradées, une fracture numérique entre des travailleurs qualifiés bien et longuement formés et ceux qui n’ont pas accès à ces outils, mais qui leur sont soumis dans leur quotidien et dans des emplois sans qualification. Elles génèrent aussi un nombre croissant de « travailleurs pauvres ». Le développement des plateformes dilue les frontières entre l’entreprise et ses sous-traitants, casse les collectifs de travail sur lesquels repose la culture du métier et la reconnaissance des compétences, engendre une soumission aux contrôles des algorithmes qui se substituent aux contrôles du management et qui bloquent le travailleur dans le déploiement et la reconnaissance d’activités valorisantes. 

L’organisation du travail se caractérise alors par un découpage des postes de travail en micro-taches dont on peine à trouver la logique, le sens, l’utilité. Par ailleurs, des études, notamment dans le cadre du World Economic Forum (Forum de Davos) révèlent que l’IA va créer plus d’emplois qu’elle en élimine : 58 millions d’emplois d’ici 2030 [4]. Des experts estiment que 85% de ces emplois n’existent pas encore et que les enfants qui entrent en primaire aujourd’hui exerceront un métier que l’on ne connaît pas maintenant. Quels seront les impacts de ces nouveaux emplois sur la qualité du travail ? Des emplois qui atomisent les taches et subordonnent l’homme à la machine ? Des emplois qui ont recours à des travailleurs pauvres et génèrent alors la précarité. Si l’on se réfère aux trois significations du travail (M.A. Dujarier), on ne peut que constater que l’activité est source de souffrances et ne génère pas des compétences, la production, sans valeur ajoutée ni pour le travailleur ni pour la transition écologique, ne démontre plus son utilité et l’emploi est fragilisé. Le « Travail » est à la peine. Ces mutations ainsi conduites sont alors la source de souffrances pour les travailleurs et de risques psychosociaux, que nous observons de plus en plus nombreux dans l’exercice du travail quotidien. Comment imaginer dans ces conditions que la réduction du temps de travail soit un facteur de santé et de bien-être pour les travailleurs ? Le risque peut être grand alors que ces mutations, caractérisés par une intensification du travail et la disparition des collectifs. 

Cependant, bien que l’on ait pensé pendant longtemps que l’homme allait devenir subordonné aux robots, de nombreux chercheurs soulignent que l’on ne peut aujourd’hui souscrire à cette idée de la substitution des algorithmes [5] à l’intervention humaine. Ainsi, lors du colloque de Cerisy [6], (Le travail en Mouvement), des chercheurs constatent que sous l’impulsion de l’hyper-connectivité, mais aussi de la nécessité de la transition écologique et au-delà des mutations numériques, la transformation du système de production est à l’œuvre et conduit à des mutations majeures du travail : du point de vue de son contenu, des métiers et des compétences, comme du point de vue de l’organisation des entreprises et des pratiques de management. En effet, on assiste au développement de nouvelles formes de production, l’économie sociale et l’économie solidaire, (13% des emplois et 10% du PIB en France) en fournissent des exemples. On observe aussi le désintérêt de jeunes cadres diplômés pour des postes qualifiés et bien rémunérés notamment dans des grandes entreprises. Ils préfèrent alors participer à la création de startup qui mettent en œuvre des formes coopératives du travail qui favorisent l’épanouissement personnel et social de leurs participants, l’investissement dans la transition écologique que  ce soit dans le domaine industriel comme agricole. Ces nouvelles formes de travail offrent aussi des alternatives recherchées auprès de personnes en rupture avec leur entreprise : ils y retrouvent du sens, une stimulation de leur créativité, un collectif de travail impliqué et engagé. 

Ce qui est au cœur de ces nouvelles formes de travail, c’est la parole retrouvée du travailleur sur son propre travail, la possibilité de débattre de son travail et de son organisation avec ses pairs et aussi avec son management et ainsi de pouvoir être entendu lors des prises de décision stratégiques. Bien sûr, il ne s’agit pas que les entreprises, petites ou grandes, se transforment en start up ou en coopératives, quelles que soient leurs activités. Mais ce qui est essentiel pour que le partage du temps de travail soit un réel facteur de la qualité du travail, du bien-être et de la santé, c’est la mise en place d’espaces de discussion entre les travailleurs, entre ceux-ci et leur management. C’est pourquoi la mise en place du Partage du Temps de Travail dans une entreprise ne se décrète pas d’une manière verticale, elle se construit pas à pas avec tous les acteurs de l’entreprise en se fondant sur la parole des travailleurs sur leur travail afin d’articuler au mieux les prises de décisions par les instances stratégiques de l’entreprises aux activités des opérationnels confrontés au terrain. C’est un facteur essentiel de réussite du développement de l’entreprise et de l’ensemble de ses acteurs. N’oublions pas qu’au-delà des négociations nécessaires à de nouvelles conventions sur le temps de travail, les syndicats ont alors un rôle essentiel à jouer, en accompagnant les équipes et leur management dans leur réflexion. Et  ce rôle dans un pays où moins de 10% des salariés sont syndiqués, devra s’appuyer sur une loi. En effet, « L’évolution des politiques publiques, du cadre juridique et des normes internationales du travail, …, seront décisives pour conduire ces mutations ».

Ainsi, le temps de travail prend une autre dimension, notamment dans le cadre de la transition écologique : la prise en compte de ses contraintes nécessite plus de temps pour réaliser certaines tâches, donc génèrent des emplois, mais aussi génèrent une implication plus forte chez le citoyen dans sa vie quotidienne pour réussir la transition. La sociologue, Juliet Schor, à la suite d’études menées dès 2005 aux États-Unis et dans d’autres pays, conclut que les pays qui ont réduit leur temps de travail ont vu une amélioration très nette de leurs indicateurs environnementaux. Elle observe que plus les gens travaillent, moins ils disposent de temps pour « faire », et consomment alors plus de biens à forte empreinte écologique. Ainsi, nous pouvons conclure que le partage du temps de travail, ce n’est pas travailler moins mais travailler autrement, voire plus. Les valeurs, la reconnaissance du travail, la performance prendront un autre sens, car elles ne s’appuieront pas seulement sur le travail effectué dans l’entreprise mais sur la capacité des individus à articuler les exigences de leur emploi et celles de la transition écologique dans leur vie quotidienne. Si le travail salarié doit diminuer pour créer des emplois, le travail citoyen devra augmenter pour que chacun soit acteur de la transition.

Catherine Arnaud

27 Novembre 2021

Notes et sources :

[1]  La personne en RSA ne travaille pas au sens d’un travail en échange d’un salaire, elle déploie de nombreuses activités relevant du  travail dans sa recherche d’emploi.

[2] 2003 -3 – Revue « Education Permanente « les inemployables » n°156

[3] 31.08.21 – M.A. Dujarier – AOC media

[4] 12/2020-02/21 –  Le Travail au Futur –  Pierre Musso – Revue Taf (Travailler au Futur)

[5]12/2020-02/21 –  Le Travail au Futur –  Pierre Musso – Revue Taf (Travailler au Futur)

[6] 2019 – Colloque de Cerisy, le travail en mouvement – Mines ParisTech –